21 novembre 2016

legislation

Les premières alertes

La problématique des perturbateurs endocriniens n’est pas récente. Il y a plus de 20 ans que des chercheurs ont tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact de certains polluants présents dans l’environnement via une interférence avec le système endocrinien. Depuis, le débat n’a cessé de croître.

Des questions ont été posées bien avant encore, dès les années 60, lors de la publication du livre « Le Printemps silencieux » de Rachel Carson7. Elle y montrait l’existence d’effets des pesticides organochlorés (comme le DDT) sur la faune sauvage et attirait l’attention sur le fait que ces effets pourraient également s’observer chez l’homme. Le livre a été fortement décrié au moment de sa publication, mais les observations de Rachel Carson se sont vues largement confirmées par la suite. Dans le courant des années 60 également, les observations des populations de rapaces nichant en bordures des grands lacs américains étaient inquiétantes : le nombre d’individus était en déclin, menaçant la survie de l’espèce. Les analyses réalisées alors montraient que l’exposition au DDT et aux PCBs fragilisait la coquille des oeufs, réduisant leur probabilité d’éclosion.

Des mesures d’interdiction furent progressivement adoptées pour bannir l’usage des substances incriminées (dont les PCBs et le DDT dans les pays occidentaux). Mais elles ne concernaient que la pointe émergée de l’iceberg. Début des années 90, des chercheurs travaillant sur les cellules cancéreuses constataient eux qu’une substance contaminait leurs essais et favorisait leur développement, y compris dans les cultures de cellules témoins. Après moult recherches, ils s’aperçurent que la composition des tubes en plastique utilisés avait été modifiée et intégrait du para-nonylphenol, lequel migrait dans le milieu de culture et agissait sur le développement des cellules cancéreuses. Les effets oestrogéniques du BPA étaient quant à eux connus depuis la fin des années 30, période à laquelle il a initialement été synthétise dans le but d’imiter les hormones féminines. Cette activité hormonale, connue, n’a pas empêché l’intégration de cette substance dans les plastiques par les industries… En outre, les effets perturbateurs du BPA s’avèrent aujourd’hui impliquer bien d’autres mécanismes que des effets oestrogéniques.

Après la découverte d’Ana Sato et Carlos Sonnenschein, un groupe de chercheurs lance l’alerte sur les effets possibles des PEs sur la santé humaine et interpelle les politiques8.

Des textes législatifs ambitieux…

L’action d’interpellation des chercheurs ne resta pas sans impacts. L’union Européenne a été la première à adopter une stratégie pour réguler les perturbateurs endocriniens, en 1999. Par la suite, plusieurs législations européennes intègrent cette problématique : la directive cadre sur l’eau, le règlement pour l’enRegistrement, l’Evaluation et l’Autorisation des substances Chimiques (REACH) en 20069, ainsi que, quelques années plus tard, les règlements sur les cosmétiques, les produits phytopharmaceutiques10 (2009) et celui sur les biocides11 (2012). L’approche adoptée par l’Union Européenne dans ces différents textes est celle du danger et non celle basée sur le risque. Prenons l’exemple de la conduite d’un véhicule après avoir consommé de l’alcool. La législation pourra dire qu’il y a danger d’accident dans ces conditions et qu’il est dès lors interdit de prendre le volant après avoir bu de l’alcool. L’alternative est de se baser sur le risque : considérant qu’un taux sanguin d’alcool de 0,5 g/l allonge le temps de réaction de 1 seconde à 1,5 seconde, il est interdit de conduire si le taux d’alcool dépasse cette valeur estimée via la mesure dans l’air expiré.

REACH n’exclut pas nécessairement les PEs ; une évaluation des risques par rapport aux bénéfices de l’utilisation de la substance et à l’existence de méthodes alternatives est en effet prévue. Par contre, dans le cadre législatif des produits phytopharmaceutiques et des biocides, dès qu’une substance est identifiée comme comportant un DANGER pour la santé parmi ceux énoncés ici (cancérigène, reprotoxique, mutagène ou perturbateur endocrinien), elle doit être retirée du marché12. Dans le cas des perturbateurs endocriniens, bien que la loi comporte une définition d’un PE, des critères d’identification plus précis et communs à l’ensemble de la législation européenne ont été souhaités. La Commission Européenne s’est donc vue mandatée par le Parlement Européen et le Conseil des ministres pour définir des critères scientifiques d’identification des PEs, ce pour le mois de décembre 2013.

Qui freine lorsqu’il faut dire ce qu’est un PEs ?

La Commission n’a pas respecté les délais pour publier les critères d’identification des PEs. En cause : sans doute, divers jeux d’influence et enjeux parmi lesquels les négociations avec les Etats-Unis pour conclure un accord de libre-échange (le TTIP).13 La Commission entreprend alors de réaliser une étude d’impact socio-économique ce qui ralentit le processus. Cette étude n’est pas destinée à identifier la meilleure option pour protéger la santé ou l’environnement, mais à évaluer dans quelle mesure le choix de l’une ou l’autre de ces options impacterait le secteur économique. L’inquiétude du coût que peut représenter pour les entreprises l’exercice de substitution de ces substances toxiques est sans doute justifiée, mais il est inconcevable qu’elle l’emporte sur la question de la perte de qualité de vie endurée par les personnes impactées, les souffrances morales auxquelles elles sont confrontées et, tant qu’à parler d’argent, des coûts pour nos services de soins de santé, comme détaillé plus haut.

Face à cette inertie, le Parlement Européen vote une résolution demandant à la Commission d’agir.14 La Suède, suivie par plusieurs Etats-Membres, décide de saisir la Cour de Justice de l’Union Européenne. Au mois de décembre 2015, cette dernière condamne la Commission Européenne pour son retard15, et l’enjoint de publier les critères d’identification des PEs sans délais. La Commission s’exécute au mois de juin 2016. Et là, nouvelle déception : elle propose que seules les substances chimiques dont les effets de PEs sur la santé humaine sont certains soient formellement identifiés comme PEs – et retirés du marché européen, laissant libre circulation aux PEs probables ou suspectés. En outre, la Commission introduit la possibilité d’exceptions non pas basées sur l’exposition comme précédemment mais bien sur le risque. Celui-ci est notamment fonction de la relation dose-réponse et, donc, du calcul de la « puissance » du PE dont la recherche a montré qu’elle n’est pas un critère valide. Cette proposition est donc largement critiquée, tant par les Etats- Membres que le Parlement ou la société civile, ainsi évidemment que par les chercheurs et médecins confrontés quotidiennement aux effets de ces substances. A l’heure de finaliser ce dossier, ces négociations ne sont pas conclues et nous ne sommes donc pas en mesure de vous faire part des critères finalement adoptés par l’Union Européenne, après négociation avec le Parlement Européen et le Conseil des Ministres.

Et l’évaluation de la toxicité aujourd’hui n’est parfois plus la même qu’hier

Problème majeur de l’évaluation de la toxicité des substances chimiques : nos connaissances ne sont pas exhaustives et évoluent constamment. Ce qui fait que des décisions prises (comme d’estimer une dose à laquelle une exposition est considérée comme sûre) sont à revoir ou ne sont plus nécessairement défendables scientifiquement. Dès lors, le fait que le temps nécessaire pour déterminer les effets d’une substance est parfois long s’ajoute au fait que les justifications scientifiques évoluent. Dans l’intervalle, nous avons tout loisir d’y être exposés avant que des mesures ne soient prises pour réduire l’utilisation de ces substances.

Le cas des néonicotinoïdes est particulièrement emblématique de cette situation. Ces insecticides sont utilisés en agriculture, essentiellement sous la forme de traitement de semences. Plutôt que de pulvériser les champs en cas de présence de ravageurs, cette technique permet d’enrober les semences d’une couche d’insecticide, qui diffusera dans la plante adulte et la protègera des attaques des insectes. Mais après leurs premières utilisations dans le courant des années 90, des effets toxiques ont été observés sur les populations d’abeilles ainsi que sur celles des oiseaux. Des effets de perturbation endocrinienne sur les êtres humains se sont ajoutés à la liste. Le Conseil Supérieur de la Santé a publié un avis au mois de juillet 2016 – soit près de 20 ans après leur première utilisation – dans lequel il demande aux autorités de revoir l’utilisation des néonicotinoïdes en agriculture et de la réduire en privilégiant les techniques de lutte intégrée.

Les besoins d’une évaluation indépendante

Une autre difficulté est liée à l’origine des études évaluant les risques des substances chimiques pour la santé. Les analyses réalisées montrent en effet une différence notable entre les résultats des études indépendantes et celles financées par les industries : les premières sont plus susceptibles d’identifier les impacts sanitaires des substances chimiques que les secondes. Or, au moment de décider de l’autorisation d’utilisation d’une substance, ou des niveaux de résidus de pesticides pouvant se trouver sur les fruits et les légumes, les autorités sanitaires se penchent sur l’ensemble des études disponibles, en accordant parfois une préférence à celles fournies par l’industrie16 ! Pour éviter de répéter les biais du passé, il serait donc indispensable de mettre en place un système de financement de la recherche qui soit indépendant des intérêts des industries fabriquant ces substances.

Les pistes futures

Parallèlement à l’approfondissement de nos connaissances sur les effets des PEs et à l’application des mesures de restriction de mise sur le marché prévues, il est nécessaire de revoir globalement l’approche de la fabrication des matériaux. Le BPA a été interdit dans les biberons en plastique au sein de l’Union Européenne en 2012. Lorsque des tests ont été réalisés, il est apparu que les substituts du BPA, le BPS et le BPF, présentent des effets toxiques similaires17. Un problème a été remplacé par un autre. Des telles situations ont été observées aussi pour les pesticides : des substances, interdites suite à l’identification d’effets non anticipés au moment de leur première autorisation, ont été remplacées par d’autres, qui se virent in fine également interdites, à nouveau suite à l’identification d’effets sanitaires ou environnementaux qui n’avaient pas été anticipés.

Le défi est d’autant plus grand que le nombre de substances chimiques mises sur le marché et leur complexité ne cessent de croître.

Chimie verte, ecodesign, économie circulaire, constituent quelques pistes pour répondre à ces questions. Mais leur mise en oeuvre pourrait buter sur des difficultés que nous développons au chapitre suivant.


7 Carson, R. (2014)
8 De Bern, H et al. (1992)
9 Union Européenne (2006)
10 Union Européenne (2009)
11 Union Européenne (2012)
12 Des exceptions sont toutefois prévues si les expositions prévisibles sont négligeables.
13 Horel, S. (2015)
14 Résolution du Parlement européen du 14 mars 2013 sur la protection de la santé publique contre les perturbateurs endocriniens (2012/2066(INI))
15 Arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 16 décembre 2015 dans l’affaire T-521/14 (opposant la Suède à la Commission européenne, la Suède étant soutenue par le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne, le Danemark, la Finlande, la France et les Pays-Bas)
16 EEA Report 1/2013
17 Eladak, S. (2015)

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